LE HÉRON
Un jour sur ses longs pieds allait je ne sais où
Le Héron au long bec emmanché d’un
long cou.
Il côtoyait une rivière.
L’onde était transparente ainsi qu’aux
plus beaux jours ;
Ma commère la Carpe y faisait mille tours
Avec le Brochet son compère.
Le Héron en eût fait aisément son
profit :
Tous approchaient du bord, l’Oiseau n’avait
qu’à prendre ;
Mais il crut mieux faire d’attendre
Qu’il eût un peu plus d’appétit.
Il vivait de régime, et mangeait à ses
heures.
Après quelques moments l’appétit
vint ; l’Oiseau
S’approchant du bord vit sur l’eau
Des Tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
Le mets ne lui plut pas ; il s’attendait à
mieux,
Et montrait un goût dédaigneux
Comme le Rat du bon Horace. (1)
Moi des Tanches ? dit-il, moi Héron que je fasse
Une si pauvre chère ? Et pour qui me prend-on
?
La Tanche rebutée (2), il trouva du Goujon.
Du Goujon ! c’est bien là le dîné
d’un Héron !
J’ouvrirais pour si peu le bec ! aux Dieux ne
plaise !
Il l’ouvrit pour bien moins : tout alla de façon
Qu’il ne vit plus aucun Poisson.
La faim le prit ; il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un Limaçon.
Ne soyons pas si difficiles :
Les plus accommodants, ce sont les plus habiles :
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous de rien dédaigner ;
Surtout quand vous avez à peu près votre
compte.
Bien des gens y sont pris ; ce n’est pas aux
Hérons
Que je parle ; écoutez, humains, un autre conte
;
Vous verrez que chez vous j’ai puisé ces
leçons.
LA FILLE
Certaine Fille, un peu trop fière
Prétendait
trouver un mari
Jeune, bien fait, et beau, d'agréable manière (3),
Point froid et point jaloux ; notez ces deux points-ci.
Cette Fille voulait aussi
Qu'il eût du bien, de la naissance,
De l'esprit, enfin tout ; mais qui peut tout avoir
?
Le destin se montra soigneux de la pourvoir (4) :
Il
vint des partis d'importance.
La Belle les trouva trop chétifs (5) de moitié :
Quoi moi ? quoi ces gens-là ? l'on radote, je pense.
A moi les proposer ! hélas ils font pitié .
Voyez un peu la belle espèce !
L'un n'avait en l'esprit nulle délicatesse ;
L'autre avait le nez fait de cette façon-là ;
C'était
ceci, c'était cela,
C'était
tout ; car les précieuses
Font dessus tout les dédaigneuses.
Après les bons partis les médiocres (6) gens
Vinrent se mettre sur les rangs.
Elle de se moquer. Ah vraiment, je suis
bonne
De leur ouvrir la porte : ils pensent que je suis
Fort en peine de ma personne.
Grâce
à Dieu je passe les nuits
Sans chagrin, quoique en solitude.
La Belle se sut gré de tous ces sentiments.
L'âge la fit déchoir ; adieu tous les amants (7).
Un an se passe et deux avec inquiétude.
Le chagrin (8) vient ensuite : elle sent chaque jour
Déloger quelques Ris, quelques Jeux, puis l'Amour ;
Puis ses traits choquer et déplaire ;
Puis cent sortes de fards. Ses soins ne purent faire
Qu'elle échappât au Temps, cet insigne larron :
Les
ruines d'une maison
Se peuvent réparer : que n'est cet avantage
Pour les ruines du visage !
Sa préciosité changea lors de langage.
Son miroir lui disait : Prenez vite un mari.
Je ne sais quel désir le lui disait aussi ;
Le désir peut loger chez une précieuse.
Celle-ci fit un choix qu'on n'aurait jamais cru,
Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse
De
rencontrer un malotru (9). |
Ces deux
fables, couplées par La Fontaine lui-même, nous présentent deux
versions d'un même thème. Le sujet de la fable Le Héron était
traité chez Abstémius ("l'oiseleur et le pinson", Nevelet
p. 550), imité par Haudent ("d'un oiseleur et d'une bérée",
II, 98). L'idée du héron revient à La Fontaine.
Pour La Fille, La Fontaine a certainement eu recours à
Martial, V, 17. ; il connaissait sans doute aussi le texte de Conrart.
La moralité commune à ces deux versions, l'une animale,
l'autre humaine, termine la première fable et sert de prologue à la
seconde.
"...à l'instar de ces airs en écho
qu'affectionnaient les musiciens du roi, les deux récits sont
construits l'un par rapport à l'autre et le souvenir du premier se
superpose à chacune des séquences du second." (P. Dandrey,
la fabrique des Fables, éd. Klincksieck, p. 169)
(1) Il s'agit du rat de ville, de Horace ( Satires, livre II,
6, 87), invité par le rat des champs, épisode que La Fontaine
n'a pas repris dans sa fable
(2) refusée, mise au
rebut
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(3) aspect, façon de se comporter, il était
agréable
(4) de l'établir par un mariage...
(5) vils, méprisables
(6) qui sont de condition sociale moyenne
(7) ceux qui ont déclaré leurs sentiments amoureux,
à la différence du sens actuel
(8) humeur maussade
(9) terme populaire qui se dit des gens en mauvaise
santé, mal bâtis.
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