Extrait du texte de François Aman-Jean, fils de l'artiste, à l'occasion
de l'exposition Souvenir d'Aman-Jean au musée
des Arts Décoratifs à Paris en 1970
[…] Dans le personnage d'Aman-Jean, il existait
plusieurs états d'âme qui coexistaient sans jamais
se mélanger ni se convaincre, de sorte que son
commerce se saupoudrait d'étrangetés. Il y avait
chez lui de l'enfant, s'étonnant de ce qu'il ne comprenait
pas ou dédaignait de connaître. La nédecine,
la chimie, la physique le mettaient dans une transe respectueuse.
L'homme cultivé l'était à fond, tant en peinture,
en art, qu'en littérature ; peu en musique. Cette culture,uniquement
française, sertissait les oeuvres entre le temps de Louis
XIII et celui de Michelet. Hors cette église point de salut
et, sitôt franchie la Loire, "au sud règnent
les bavards". Hormis les musées, tout ce qui vivait
hors de France lui échappait. L'homme bourgeois lui faisait
respecter le Capital, les Banques, certains usages : être
exact aux repas, ne pas couper la salade avec un couteau, se plaire
aux cérémonies, aux blasons. Et avec cela préférer
le peuple aux aristocrates, sans bien connaître les deux
mondes. Il vivait très simplement, plaçant son gain
modeste en valeurs en Bourse; ce qui ne fut guère fameux.
Il eut pu, avec son goût, faire fortune en achetant des oeuvres
d'art. L'homme religieux fut celui d'un Janséniste plus à cheval
sur la Morale que sur les obligations rituelles, telles que se
confesser, communier, suivre la messe sans un missel. Mais jamais
je ne l'ai vu rater l'église un dimanche. Cependant, il
avait des raisons secrètes de mépriser les chaisières,
de chérir les Suisses et d'honorer les pauvres de la sortie.
Il y avait encore chez lui du seigneur qu'il devait tenir de ses
origines espagnoles, un grand air, une politesse à l'oeil-de-boeuf
et parfois une insolence sans pareille. Il y a tout cela dans le
magnifique buste de mon père, sculpté peu de temps
avant sa mort par mon beau-frère Paul Simon, fils du peintre
Lucien Simon.
Il ne trichait pas avec ces dittérents états, ce
qui émaillait sa conversation, toujours éblouissante,
d'imprévus et de sincérités étranges
qui pouvaient prêter à rire ou à offense. Jamais
il n'eut pu faire un métier libéral courant : avocat,
médecin, professeur, savant de laboratoire, de recherche
ou homme d'affaires. II ne pouvait être autre chose dans
la vie qu'un peintre. Et moins un artisan recherchant les roueries
du métier qu'un artiste appliqué à considérer
avec son oeil le réel « comme un beau mensonge » (Degas)
et à le porter sur la toile avec la touche mystérieuse
et sacrée du pinceau. Il eût pu, comme d'autres peintres
de son temps, s'émouvoir de certaines trouvailles de visions,
adopter les modes, s'inféoder à certaines écoles,
les quitter au bon moment, gagner de l'argent. Il demeura toujours
un indépendant fidèle à sa technique originelle « de
l'enveloppe et du noyau » que Van Gogh leur avait dite à lui
et Seurat vers 1880. Aussi éloigné de l'anecdote
chère à Chocarne-Moreau, l'enfant patissier ,
le petit téléphoniste jouant aux billes, que
du chiqué magique de Van Dongen ou de la névrose
d'un Goerg. Il resta enclos toute sa vie dans le Symbolisme Baudelaire-Verlaine,
comme un coléoptère dans son cocon es haies. Enfant
orphelin, écoutant les heures tomber du beffroi de Sainte-Auxilienne,
regardant par la fenêtre de la grande maison du canal, il
a joué très tôt avec le réel des choses
et des êtres. Toute sa vie, son oeil attentif et distingué nous
les aura transmis d'une manière particulière. Tellement
qu'on ne peut rencontrer l'une de ses oeuvres sans s'écrier
: « Voilà un Aman-Jean ! »
En regardant attentivement chacun des tableaux exposés
ici, laissez-vous pénétrer par le secret que chacun
dégage. J'accorde qu'il y faut une certaine culture, l'habitude
des musées, un complaisance pour une époque, un retour
aux sources symboliques de la Belle Époque, une non conformance
aux goûts actuels. Mais je comprends que l'art d'Aman-Jean
peut ne pas satisfaire ceux qui ont besoin d'un certain « punch » pour être étonnés,
bientôt émoussé. Pour ceux qui ont besoin d'une
audace irréelle, tels ces infirmes du dessin qui placent
dans un visage peint un oeil dans l'oreille, ou ceux qui se complaisent à la
poésie onirique et informelle de l'enfance, ou les intoxiqués
de l'abstrait, ce rien encadré.
J'espère en ce colloque entre l'oeuvre exposée et
les visiteurs. Je souhaite que ceux-ci disent ei sortant: «En
vérité, Aman-Jean fut un grand peintre ! » Ne
cherchez pas les raisons de son oubli ; elles sont laides et vaines.
Ne cherchez pas pourquoi les critiques d'art et les marchands ont
pris l'habitude de sauter de Cézanne à Picasso. Cette
exposition est le signal, le moment d'une résurgence. Dès
lors, on ne pourra plus sauter de Renoir à Bonnard, et à Vuillard,
sans s'arrêter à Aman-Jean et continuer avec Brianchon
et Legueult. Le fil est renoué.
Excusez-moi d'avoir aimé mon père, admiré son
oeuvre et celles de ses amis, notamment Cottet, Simon, Prinet.
En redécouvrant Aman-Jean, vous les aimerez à leur
tour. Je ne souhaite qu votre assentiment à cette découverte
d'une époque sincère et savoureuse qui eut de très
grands peintres [...]
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