LES DEUX AMIS
Deux vrais amis vivaient au Monomotapa : (1)
L'un ne possédait rien qui n'appartînt à l'autre :
Les amis de ce pays-là
Valent bien, dit-on, ceux du nôtre.
Une nuit que chacun s'occupait (2) au sommeil,
Et mettait à profit l'absence du soleil,
Un de nos deux Amis sort du lit en alarme ; (3)
Il court chez son intime, éveille les Valets :
Morphée avait touché le seuil de ce palais.
L'ami couché s'étonne, il prend sa bourse, il s'arme ;
Vient trouver l'autre, et dit : Il vous arrive peu
De courir quand on dort ; vous me paraissez homme
A mieux user du temps destiné pour le somme :
N'auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu ?
En voici. S'il vous est venu quelque querelle,
J'ai mon épée, allons. Vous ennuyez-vous point
De coucher toujours seul ? Une esclave assez belle
Était à mes côtés ; voulez-vous qu'on l'appelle ?
Non, dit l'ami, ce n'est ni l'un ni l'autre point :
Je vous rends grâce de ce zèle.
Vous m'êtes en dormant un peu triste apparu ;
J'ai craint qu'il ne fût vrai, je suis vite accouru.
Ce maudit songe en est la cause.
Qui d'eux aimait le mieux ? Que t'en semble, lecteur ?
Cette difficulté vaut bien qu'on la propose.
Qu'un ami véritable est une douce chose!
Il cherche vos besoins au fond de votre coeur ;
Il vous épargne la pudeur (5)
De les lui découvrir vous-même.
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s'agit de ce qu'il aime.
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Sources : La Fontaine suit la fable de Pilpay "De deux Amis"
Le sens de l'intimité privilégiée (ce n'est plus "un de ses meilleurs amis", mais "deux vrais amis", la secrète mélancolie ("Monomotapa" et "belle esclave" rejettent la scène dans un exotisme utopique) et le pénétrant lyrisme de la "moralité" n'appartiennent qu'à La Fontaine. (Marc Fumaroli, Fables, éd. La Pochothèque , p.894
(1) C'était un Royaume d'Afrique australe, peuplé de Cafres. L'éloignement confère cet aspect chimérique où tout est possible.
(2) S'abandonnait
(3) Effrayé, épouvanté
(4) Personnage de la mythologie grecque. Il endort les mortels qu'il effleure avec la tige d'une fleur de pavot et crée les rêves.
(5) Honnête honte
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