LA COUR DU LION (*)
Sa Majesté Lionne(1) un
jour voulut connaître
De quelles nations le ciel l'avait fait maître.
Il manda donc
par Députés
Ses Vassaux de
toute nature,
Envoyant de
tous les côtés
Une circulaire
écriture (2),
Avec son sceau.
L'écrit portait
Qu'un mois
durant le Roi tiendrait
Cour plénière
(3), dont l'ouverture
Devait être un
fort grand festin,
Suivi des tours
de Fagotin (4).
Par ce trait de
magnificence
Le Prince à ses sujets étalait sa puissance.
En son Louvre il les invita.
Quel Louvre! un vrai
charnier, dont l'odeur se porta
D'abord (5) au nez des
gens. L'Ours boucha sa narine:
Il se fût bien passé (6)
de faire cette mine,
Sa grimace déplut. Le Monarque irrité
L'envoya chez Pluton (7)
faire le dégoûté.
Le Singe approuva
fort cette sévérité,
Et flatteur excessif,
il loua la colère (8)
Et la griffe du Prince, et l'Antre, et cette odeur:
Il n'était
ambre, il n'était fleur,
Qui ne fût ail au
prix. Sa sotte flatterie
Eut un mauvais succès,
et fut encor punie.
Ce Monseigneur du
Lion-là
Fut parent de
Caligula (9).
Le Renard étant
proche: Or cà, lui dit le sire,
Que sens-tu? dis-le moi : parle sans déguiser.
L'autre aussitôt de
s'excuser,
Alléguant un grand rhume : il ne pouvait que dire (10)
Sans odorat ; bref, il s'en tire.
Ceci vous sert
d'enseignement :
Ne soyez à la Cour,
si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni
parleur trop sincère ;
Et tâchez
quelquefois de répondre en Normand. (11) |
(*) "La Cour du Lion
dérive d'une tradition qui remonte à Phèdre, mais de sa fable, il
ne reste que des débris." (J.P. Collinet, La Pléiade)
"Voilà une fable des plus jolies ; ne connaissez-vous
personne qui soit aussi bon courtisans que le Renard ?" (Mme de
Sévigné)
(1) ici, adjectif, s'accorde avec le mot Majesté
(2) une circulaire
(3) "les rois tenaient autrefois leur cour plénière, quand ils
mandaient les principaux de leur Etat auprès d'eux" (Furetière)
(4) singe savant, dressé par le marionnettiste Brioché, que l'on
pouvait voir à la foire Saint-Germain.
(5) aussitôt
(6) il eût mieux fait de ne pas...
(7) dieu des morts....
(8) le vers ne rime avec aucun autre...
(9) après la mort de sa soeur Drusilla, l'empereur Caligula fit
mettre à mort ceux qui ne pleuraient pas ainsi que ceux qui
pleuraient parce qu'ils offensaient ainsi la morte en ne croyant pas
qu'elle était devenue déesse. (Caligula, impopulaire par ses
extravagances et ses crimes, mourut assassiné)
(10) il ne pouvait rien dire
(11) " On dit aussi qu'un homme répond en Normand, lorsqu'il ne dit ni oui, ni non, qu'il a crainte d'être surpris, de s'engager." (Furetière)
Illustration de J.B. Oudry |