LE CERF MALADE
En pays pleins de Cerfs un Cerf tomba malade.
Incontinent maint camarade
Accourt à son grabat le voir, le secourir,
Le consoler du moins : multitude importune.
Eh
! Messieurs, laissez-moi mourir.
Permettez qu'en forme commune (1)
La Parque (2) m'expédie, et finissez vos pleurs.
Point du tout : les Consolateurs
De ce triste devoir tout au long s'acquittèrent ;
Quand il plut à Dieu s'en allèrent.
Ce
ne fut pas sans boire un coup,
C'est-à-dire sans prendre un droit de pâturage.
Tout se mit à brouter les bois du voisinage.
La pitance du Cerf en déchut de beaucoup ;
Il
ne trouva plus rien à frire.
D'un mal il tomba dans un pire,
Et
se vit réduit à la fin
A
jeûner et mourir de faim.
Il
en coûte à qui vous réclame,
Médecins
du corps et de l'âme.
O
temps, ô moeurs (3) ! J'ai beau crier,
Tout le monde se fait payer.
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Source : fable de Locman (fabuliste arabe), traduite en latin.
(1) selon les formes habituelles
(2) la mort (les Parques chez les romains étaient les divinités du
destin : Nona, Decima et Morta)
(3) Exclamation célèbre de Cicéron dans la deuxième Catilinaire : O
tempora ! O mores !
Jean de La Fontaine venait d'être gravement malade et avait subi
les médecins du corps et de l'âme. C'est en 1693, devant une
délégation de l'Académie qu'il avait été amené, sous l'influence
de l'Abbé Pouget son confesseur, à renier ses contes
"infâmes"
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